G-Morogne : Un atelier clandestin de fabrication d'huile 1940-1947

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Un atelier clandestin de production d'huile de table

Morogne 1940  / 1948

 

La France sous l'Occupation

 

L'occupation allemande de 1940 impose à la population française une période de sévères restrictions dans tous les domaines, surtout dans l'alimentation ; sucre, beurre, lait, viandes, café, huile… Mais aussi tabac, essence, cuivre, caoutchouc, semences, savon,vêtements... deviennent aussi des denrées rares et sont aussitôt contingentées : leur mise en circulation ne peut se faire que par présentation de tickets de rationnement provenant de carnets délivrés par les mairies. Encore faut-il que la matière première ne fasse pas défaut…

Ainsi l'huile de table élément indispensable pour cuire les aliments et faire des salades, n'est pas toujours présente dans la cuisine française de l'Occupation. La pomme de terre, premier aliment de la consommation haut-saônoise, ne peut pas être mangée que bouillie à l'instar des cochons que chaque famille se doit d'élever pour vivre, ce croustillant à une plâtrée de patates cuites à la poêle dans une huile brûlante, doit rester une réalité même en cette période de pénuries que nos campagnes connaissent.

L'huile est bien sûr présente dans le colza que le gouvernement conseille de semer sur toute parcelle de terre non cultivée. A la récolte chacun met en sacs ses graines de colza que l'on doit alors faire presser dans un atelier reconnu, autorisé par le Contrôle Economique. Cette contrainte imposée par l’État pour surveiller, connaître, réguler et répartir les denrées contingentées dans toute la France, n'est pas du goût de quelques personnes plus débrouillardes et surtout plus hardies que les autres, toute production parallèle est alors considérée comme un délit répréhensible aux yeux de la loi. A Morogne, petit village isolé, à l'écart de la grande route conduisant à Marnay, René Messelot en est un exemple remarquable, il en a subit les conséquences. C'est son histoire que l'on va vous conter.

 

René Messelot, un rebelle

 

René a 20 ans lorsque les Allemands occupent la France, il est ouvrier aux Salines de Miserey et vit en ménage avec une réfugiée slovène, un fils vient agrandir son foyer en 1941. René Messelot abandonne les Salines et se met à la culture : quelques vaches achetées ne suffisent pas pour vivre décemment, même s'il dispose de quelques champs qu'il réserve à la culture de la pomme de terre, une partie est destinée à leur nourriture et à celle des cochons, le reste étant réquisitionnée par l'occupant allemand.

Pour améliorer l'ordinaire, à la maison s'ébattent poules, canards et autres animaux, il faut dire que le rationnement imposé par l’État semble moins dur à supporter à la campagne. Alors René cultive aussi des terres louées à son voisin Robert Bartholomot, qu'il a emplantées en tabac en toute légalité : 20 000 pieds dont la culture et la récolte sont très encadrées par les services autorisés.

René n'a pas peur du travail ; le dimanche, il devient facteur car, à cette époque, le courrier est distribué tous les jours de la semaine. C'est un petit boulot qui rapporte toujours un peu. Mais il a une autre idée en tête, beaucoup moins légale que toutes ses autres activités : celle de produire de l'huile de table, indispensable pour cuire ses pommes de terre, huile que tout ménage français a du mal à se procurer. La matière première ne manque pas, le colza. Il peut en semer mais le problème, c'est de faire de l'huile avec ce colza, même si cela est interdit. Avec son copain Charles Jacquin, ils décident donc de le presser eux-mêmes.

 

Fabrication clandestine de l'huile

 

René possède déjà un moulin pour écraser les graines et pour chauffer ces graines concassées, une chaudière comparable à celle utilisée pour cuire les patates à cochons, mais les deux copains l'ont améliorée en y installant à l'intérieur une hélice commandée par une manivelle, afin de bien mélanger la mélasse pendant la cuisson peut profiter. Enfin il peut compter sur son voisin Robert Bartholomot pour une presse réalisée par un certain Vuillemot, un bricoleur et mécanicien de génie : un cadre cylindrique en métal découpé dans une grosse bouteille de gaz dans lequel un énorme piston monte grâce à une pompe hydraulique activée manuellement. La lente montée de ce gros piston emprisonne et comprime la pâte brûlante et permet la coulée de l'huile dans une bonbonne… La quantité pressée n'est pas importante mais sa répétition toute la journée permet l'obtention de quelques dizaines de litres d'huile.

 

 

La première pressée est encourageante, l'huile s'écoule claire et odorante à la satisfaction des deux intéressés, l'expérience doit être poursuivie.

 

 

 

René Messelot, sa femme slovène, sa mère Maria et ses 2 enfants devant leur maison en 1948. Les feuilles de tabac sèchent contre le mur.

 

 

René s'occupe de faire son huile, puis celle de ses voisins, enfin tous les gens de Morogne qui ont semé du colza sont ses clients, un service qu'il leur rend plus qu'une activité lucrative.

Pour rétribution, René se réserve un pourcentage minime sur l'huile qu'il vient de produire, et sûrement une petite contribution financière, car la quantité d'huile qu'il produit devient rapidement importante. Plus encore, la réussite de cette expérience l'incite à presser le colza de personnes n'habitant plus le village mais le secteur environnant. Malgré la discrétion imposée par le côté illégal de son travail, il voit arriver chez lui quantité de gens du Jura voisin qui osent franchir l'Ognon, en barque, pour y faire presser leur colza à Morogne. Si la quantité apportée est relativement modeste, René la presse dans la journée et le client repart le soir avec son huile, sinon il dépose ses sacs de graines et revient chercher son huile dans les 2 à 3 jours, suivant sa disponibilité.

 

L'entreprise prospère

 

L'affaire dépasse toutes ses espérances. Pour satisfaire ses clients, il se sent obligé de tourner jour et nuit pour profiter de la chauffe de la chaudière ; il s'organise donc avec son copain Jacquin pour presser sans discontinuer...

René arrive à presser jusqu'à 300 kg de colza par jour ; si les grains sont fins, le rendement peut alors monter jusqu'à « 60 % « : (60 l d'huile pour 100 kg de colza).

Mais le colza n'est pas le seul oléagineux à presser, certains lui apportent de la navette. Le rendement en huile est faible mais le goût plus agréable lors de la cuisson des aliments ; la navette arrive le plus souvent en petits sacs, la graine triée, mais dans certains cas les gens viennent avec les pavots non vidés : il se voit alors obligé d'écraser les têtes pour en faire sortir les graines, puis les passer au tarare pour éliminer les poussières et les restes des siliques. Les graines sont si fines que dans le moulin, le pressage se fait mâchoires serrées au maximum, laissant malgré tout certaines passer.

 

René presse aussi la cameline, cultivée en quantité très faible par quelques personnes, l'œillette, autre plante oléagineuse qui donne une huile de grande qualité pour la cuisine, la moutarde blanche elle une huile jaune d'or consommable même si elle est plus utilisée pour l'éclairage ou le graissage des machines… mais aussi la noix pour laquelle la plus grosse difficulté rencontrée réside en la chauffe du produit, mais René est devenu un expert et maîtrise toutes les denrées qu'on lui apporte.

Le succès de son huilerie clandestine ne cesse pas. Mais le colza manque, alors René tient les villages environnants pour récupérer son or noir auprès des cultivateurs. Pour mieux les satisfaire, il se propose, même après la Libération, à se déplacer avec presse, moulin et chaudière chargés sur un chariot tiré par un cheval ( un de son voisin Bartholomot), pour presser leur colza pratiquement à leur domicile.

René se rend ainsi à Chancey (passant par Bay, le Treuil, pour éviter de rencontrer les Allemands ou les gendarmes français sur les routes principales), ou encore à Venère, Cugney, Cult ou Bonboillon. A chaque déplacement il est attendu à l'entrée du village par un client anxieux, la peur au ventre, craignant de se faire prendre par les gendarmes ou autres contrôleurs et, quand le pressage est enfin terminé, notre téméraire producteur de colza se retrouve soulagé et content de cette expérience qu'il n'aurait jamais osé tenter.

 

René Messelot se fait prendre

 

Cependant en février 1946, la chance commence à le lâcher. Tôt le matin alors qu'il doit sarcler et biner ses plants de tabac avec son copain Jacquin, un client s'approche de lui, puis un autre chargé d'un sac (de graines sûrement). Une discussion plutôt ordinaire s'engage : Tiens, vous faites du tabac, en grosse quantité ?–- Pas mal---Vous aurez le temps de me presser mon sac de colza ? — Pas de problème. – Vous avez quoi comme presse ? – Une presse hydraulique — Ah bon, on peut la voir ? — Bien sûr — Entrez.

A la tête que font les nouveaux arrivants dans son local de pressage, René devine tout de suite qu'ils ne sont pas venus pour obtenir de l'huile. La visite terminée, René sort de chez lui encadrés par les deux contrôleurs, anciens gendarmes spécialement venus de Vesoul, à la stupéfaction de son épouse et de sa mère en larmes, qui haranguent les individus les traitant de tous les noms possibles.

 

René est poussé dans la Traction noire qui l'attend à l'entrée du village mais refuse catégoriquement d'être conduit à la gendarmerie de Vesoul. Il menace de faire un scandale en révélant le nom de tous ceux qui connaissaient son commerce et qui en profitaient, en particulier certains gendarmes de Marnay et d'autres notables du canton (qu'il graissait copieusement…). Les discussions et autres visites de locaux lui appartenant, se poursuivent encore l'après-midi. Finalement ce sont des gendarmes de Marnay en vélos, qui viennent le cueillir. René doit les suivre à la gendarmerie, bien sûr avec son propre vélo. Il y est interrogé, signe une déposition puis se trouve menotté, ainsi que 3 autres personnes, deux Messelot dont un certain Emile M. de Cult, et un B. de Chancey. René ne sera libéré que deux jours plus tard grâce à l'intervention du curé deSornay dont dépend Morogne, et de Robert Bartholomot, un cultivateur du lieu, qui semble bien avoir une certaine influence dans le secteur, d'autres personnes impliquées dans cette affaire ont convaincu certains de le remettre à l'air libre, pour éviter tout scandale…

Dans le local de fabrication de l'huile, plus d'une tonne de colza attendait d'être pressé mais l'urgence était alors d'effectuer les soins d'entretien des plants de tabac. La presse hydraulique est évidemment saisie et aussitôt remisée dans une pièce de la gendarmerie. Curieusement le moulin entreposé dans un autre endroit de la maison est oublié. Il n'en est pas de même des bonbonnes d'huile qui attendaient leurs propriétaires ; malgré la rareté de cette marchandise, les contrôleurs les cassent devant lui, toute cette huile perdue...

René est aussi condamné à une amende de 1000 fr, en plus de la confiscation de la presse.

Comment les agents du Service Economique sont-ils remontés jusqu'à René Messelot ?. Ce dernier pointait du doigt son concurrent de Marnay dont l'activité de production d'huile avait sérieusement baissé, concurrent cependant légalement autorisé par l'administration départementale. Cependant les déplacements de René dans les différents villages avaient suscité de nombreuses jalousies de personnes n'ayant pas osé ou pas pu faire appel à ses services, ou encore un contrôleur chargé du ravitaillement aurait lui aussi bien voulu faire cesser cet atelier ambulant et clandestin, comme à Chancey tout particulièrement.

Mais l'affaire n'est pas encore terminée…

 

La liberté retrouvée et reprise de l'activité

 

Un arrangement plutôt incongru et inespéré permet le retour de la fameuse presse, arrangement raconté par un prisonnier de guerre allemand Théo Spehr envoyé dans la famille de Robert Bartholomot comme commis de ferme après la Libération.

En mars 1946, Théo voit arriver à la ferme de son patron un gendarme en vélo, un dénommé P. de la brigade de Marnay, il vient quémander un lopin de terre pour y planter des patates afin de nourrir plus décemment sa nombreuse famille. Satisfaction lui est donnée et à l'automne 1946 une abondante récolte de pommes de terre comble de bonheur le brave homme. Ce père de famille s'en retourne à Morogne rendre le lopin de terre et remercier le fermier qui ne veut rien accepter de lui. Quoique …

 

Robert serait tout de même très heureux s'il trouvait un moyen pour sortir une presse à huile qui encombre la gendarmerie de Marnay depuis plus de 8 mois... Cette presse lui appartient et, par un malheureux hasard, elle aurait été saisie chez un voisin par des contrôleurs du ravitaillement ...

En fait, le fermier Bartholomot ne désire récupérer sa presse que dans l'unique idée : celle d'extraire l'huile du colza contenu dans les fameux sacs délaissés par les contrôleurs dans le local de René Messelot, dont une grande partie est sa propriété.

Le gendarme promet qu'il va faire le nécessaire.

Nécessaire est fait puisqu'une semaine plus tard, notre père de famille nombreuse et aussi gendarme revient à Morogne avec une bonne nouvelle. Sans contrevenir à la loi, la presse est disponible à la gendarmerie, il suffit de venir la chercher. Il préviendra les douaniers qui viendront poser les plombs sur la presse, qu'elle a été rendue à son propriétaire, initiative qui aurait été prise pour faire de la place à la gendarmerie... et donc qu'ils devront se rendre à Morogne pour la sceller.

La sortie plus que discrète de la presse de la gendarmerie relève plutôt du roman policier… La nuit est déjà tombée quand notre prisonnier allemand et son patron se rendent à Marnay en automobile (une Celta 4 Renault), des couvertures balancées sur les sièges. Par un curieux hasard, le portail de la gendarmerie s'ouvre à l'arrivée du véhicule, et notre sympathique gendarme se trouve être précisément de service cette nuit... , portail qu'il referme sitôt la voiture engagée dans la cour. Rien n'est visible de l'extérieur.

Toutes les pièces composant la presse sont chargées dans le véhicule, cachées sous les couvertures ; on laisse quelques bouteilles de vin bien en évidence avant de quitter les locaux de la gendarmerie. La petite escapade nocturne se termine à Morogne où le déchargement s'effectue chez Robert Bartholomot. La nuit même, la presse hydraulique est rapidement remontée et installée dans une cave d'une maison dite la pièce borgne, maison faisant face à la maison de René Messelot.

Le lendemain soir, sans se poser de questions, la presse est remise en activité, après qu'on ait ramené de chez René, le moulin négligemment oublié par les contrôleurs... les sacs de colza ne peuvent attendre, l'hiver approche, il faut de l'huile pour cuire les pommes de terre sautées et les frites et le gendarme a précisé que la douane viendrait dans la semaine…La fine équipe se remet donc au boulot : Robert et son frère Charles s'occupent du moulin et des graines de colza, Théo nouvel acteur de l'équipe entretient le feu sous la chaudière et active la manivelle du mélangeur. Quant à René il surveille la cuisson et est en charge du pressage. La première vapeur sortie, la mélasse chaude est vidée dans le cadre métallique, René manœuvre alors la presse hydraulique jusqu'à ce que l'huile en sorte. Le groupe tourne sans discontinuer de 10 heures du soir à minuit, ainsi que les deux soirées suivantes puisque notre gendarme P. vient annoncer à Robert la venue prochaine de la douane, hélas certains sacs de colza n'ont pas encore été traités.

Grand branle-bas de combat.

On démonte la presse puis on la remise dans un endroit plutôt sombre, derrière des objets abandonnés, de la poussière de foin est balancée dessus pour donner l'illusion qu'elle n'est plus en service depuis bien longtemps.

 

1948-La fine équipe au travail dans la pièce borgne, à gauche la chaudière et à droite le moulin, en avant la presse à huile (esquisse de Thomas Spehr)

 

Et la douane arrive à Morogne, un homme à bicyclette, jusqu'à la maison Bartholomot. Robert le conduit vers le bâtiment contenant la fameuse presse à plomber. Une voiture de fumier est volontairement stationnée ces derniers jours devant l'entrée (pour masquer les effluves dégagées par la chauffe des graines). Sans prononcer le moindre mot le douanier descend à la cave bien mal éclairée, il y trouve la presse après avoir dégagé les vieux objets qui la masquaient.Sans poser de questions, il l'a scelle et remonte rapidement à l'air libre et à la lumière avant de quitter définitivement les lieux. Sitôt la douane sortie de Morogne, le plomb saute au premier coup de canif de Robert, il est temps de se remettre au boulot. Il faut au moins presser le reste de colza encore contenu dans les sacs.

Le pressage du colza par René Messelot ne durera que quelques mois. L'activité agricole française s'est remise progressivement à la normale dès le printemps 1947, plus besoin de tickets de rationnement concernant l'huile alimentaire, elle est maintenant délivrée librement dans toute épicerie. René et ses associés peuvent donc abandonner le pressagede l'huile d'autant plus que le consommateur va bien vite délaisser l'huile de colza en raison de son odeur à la cuisson, pour celle d'autres oléagineux : l'arachide mais aussi l'olive dont l'huile est plus agréable au goût et l'odeur moins agressive. 

 

Fin de l'histoire

 

Quant à la presse hydraulique, autrefois objet de tant d'attention de tous les côtés, elle a été laissée à l'abandon comme tout matériel n'ayant plus aucune utilité. Claude Messelot (dont les parents Albert et Denise ont acheté et réparé la maison à la tour carrée à l'entrée du village de Morogne), l'a retrouvée en piteux état. II n'a conservé d'elle que le gros piston.

Pour clore le sujet, cette maison à la tour appartenait aux frères Barholomot, Robert, Charles et André, elle est devenue la possession d'un Messelot même si Claude n'a qu'un lointain lien de parenté avec René. Curieux tout de même… La boucle est désormais bouclée, et notre histoire enfin terminée.

 

 

1948-Maison appartenant aux frères Bartholomot où fut abandonnée la fameuse presse à huile, devant marche Robert Bartholomot

 

Cette fameuse presse à huile aura été le symbole d'une défiance voire d'une certaine forme de rébellion de certains français envers leur administration, dont le valeureux et audacieux René Messelot en aura été dans le secteur, l'exemple le plus représentatif.

 

PS : Pour cette étude,j'ai profité des nombreux renseignements pris auprès de René Messelot au cours de deux rencontres en mai 2002, complétés par ses enfants Michel et Christiane, sans oublier Annette Lapalus qui m'a transmis de précieux documents provenant de Théo Spehr. Je tiens à les remercier tous pour leur gentillesse et leur disponibilité. Sans eux, l'histoire n'aurait jamais pu être racontée.